Les paysages d’aujourd’hui sont largement marqués par le bocage, omniprésent jusqu’au milieu du XXe siècle, et par la généralisation du remembrement dans sa seconde moitié. Depuis, l’abandon et la disparition des haies se poursuivent dans certains secteurs, alors que des efforts sont entrepris par ailleurs pour recréer des haies bocagères à l’appui de critères environnementaux ou comme composantes urbaines.
Certaines limites de parcelles sont matérialisées par des haies, d’autres ne le sont pas. Les haies taillées à des fréquences variables présentent des arbres aux formes diverses. La rareté ou l’interruption des linéaires permettent des vues larges, lointaines. Loin des ambiances bocagères antérieures au remembrement, ces paysages en transmettent pourtant certains caractères.
Des défrichements antiques aux landes et au bocage
Les traces les plus anciennes d’habitat en Ille-et-Vilaine datent de 500 000 à 700 000 ans mais restent peu nombreuses jusqu’à la fin du paléolithique. Vers -10 000 ans, les premières communautés s’installent sur le littoral breton, un peu plus tard à l’intérieur. Le néolithique apparaît assez tardivement, vers -4000 ou -3000. C’est l’époque des premiers défrichements, mais aussi des mégalithes, édifices d’autant plus emblématiques qu’on connaît relativement peu d’autres choses de cette antiquité « d’autant plus reculée que, au temps des Romains, la trace en était perdue » (J. Cornette). Les premières sources écrites, vers -500, indiquent pourtant une population assez nombreuse dès l’âge de fer, en relation avec la présence d’étain et de plomb. Ainsi, avant la conquête romaine, l’ensemble de la Bretagne compte de 150 000 à 300 000 habitants, les défrichements y sont déjà importants, on y cultive les céréales, on recueille le sel sur la côte.
Après la conquête de la Bretagne par César, les civitates organisent le territoire en reprenant les limites gauloises préexistantes (note)]. Avec la romanisation, le peuplement se poursuit, les défrichements aussi, des routes sont créées. Non seulement la Bretagne apparaît assez tôt comme une terre habitée mais, déjà, le bassin de Rennes fait partie des secteurs privilégiés d’habitat.
La fin de l’Empire romain est moins favorable au développement, des sites sont abandonnés ou déplacés vers la côte et la forêt s’étend à nouveau. A partir du VIe siècle, avec l’importante immigration « bretonne » (de Grande-Bretagne), les déboisements reprennent, de nouveaux changements apparaissent : culturels, notamment linguistiques, et institutionnels, le nord de l’Ille-et-Vilaine faisant désormais partie de la Domnonée.
Le paysage breton qui se forme alors va évoluer plus lentement dans les siècles suivants : les landes deviennent importantes, voire majoritaires dans certains secteurs, et un ensemble de haies et de fossés dessinent les prémices du bocage dès le Moyen Âge. L’habitat, dispersé en hameaux et bourgs, est construit en bois et chaumes et ne laissera pratiquement pas de traces. La croissance démographique de l’ensemble de la Bretagne se poursuit lentement ; l’Ille-et-Vilaine, et Rennes particulièrement, continuent de faire partie des sites les plus attractifs. Désormais, la proportion des landes, forêts et cultures varie selon les périodes de déclin (guerres, épidémies) ou de prospérité.
Sous le règne de Louis XIV, Rennes compte environ 20 000 habitants, Saint-Malo ou Vitré environ 10~000. Cela semble peu, mais avec environ deux millions d’habitants, la densité bretonne est alors supérieure à la moyenne française. A la fin du XVIIIe siècle, la population de l’Ille-et-Vilaine seule est d’un peu moins de 500 000 habitants et continue à croître régulièrement avant de connaître une période de déclin dès la fin du XIXe siècle, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Cette densité historique avec ses villes, ses bourgs, ses hameaux dessine un paysage habité aux évolutions assez lentes. Mais un paysage assez peu visible finalement, tant les haies y sont nombreuses, et assez peu décrit ou représenté.
Aux XVIIIe - XIXe siècles, le paysage d’une « forêt perpétuelle »
« La plus grande partie du territoire est morcelée en une foule de cottages rustiques de quelques hectares, séparés par des haies et éparpillés de bouquets de bois et d'arbres fruitiers. » Adolphe Joanne, Géographie d’Ille et Vilaine, Hachette, 1878.
En 1800, le préfet Borie, dans sa « Statistique d’Ille-et-Vilaine (note)] » rend compte de la densité du bocage sans utiliser le terme. On parle alors simplement de « bois » qu’on distingue des « forêts ou bouquets de futaies » qui fournissent le bois d’œuvre :
« Les terres sont tellement couvertes de bois, qu’au premier coup d’œil, le voyageur croit être au milieu d’une forêt perpétuelle. Mais ces bois, qui servent à la division des propriétés, ne sont propres qu’au chauffage, parce qu’en les émondant à des époques rapprochées, on les rend inutiles à toute espèce de construction (note) » (note)].
La statistique agricole de 1814 (note)] rend également compte de la diversité locale des étendues de landes. Leur importance est indiquée dans l’arrondissement de Redon caractérisé par « la quantité immense de landes ou terrains vagues… » où « Ces communs produisent de la bruyère, du genêt épineux qu’on coupe chaque année pour être convertis en engrais… ». En revanche les landes sont déjà rares à cette époque dans les arrondissements de Rennes et Saint-Malo.
C’est encore le bocage et les vergers qui sont le trait commun à l’ensemble du département :
« Chaque champ ou pièce est enclos par des talus, des haies, des pieux entrelacés… » (Arrondissement de Redon)
« Chaque pièce de terre est enclose par des talus, des haies, des plessages ou branches entrelacées… » (Arrondissement de Rennes)
« Toutes les terres sont closes de haies et de fossés. Fossés dans les parties marécageuses et haies dans le terrain ferme. Aux environs de Saint-Malo, quelques clôtures de murs. Tout se maintient dans cet état qui est l’habitude du pays. » (Arrondissement de Saint-Malo)
« Le pommier se cultive en grand, le cidre formant la principale boisson du pays. » (Arrondissements de Redon et de Rennes).
La variété des termes employés rend compte également d'une certaine variété des formes bocagères. Le mot "bocage" lui-même n'apparaît pas. Aujourd'hui encore il s'agit d'un terme plutôt technique auquel on a longtemps préféré localement d'autres expressions. Dans le pays de Rennes, par exemple, on parle souvent de "talus" pour désigner la haie, y compris lorsque le talus proprement dit a disparu.
L’arrière-pays littoral et quelques plaines se distinguent du reste du département
Dans la partie centrale, les lanières étroites des marais de Dol se sont élargies et géométrisées, si bien que la différence avec les polders s’est atténuée. Dans la partie sud, le bocage de la butte qui est pourtant aujourd’hui l’un des mieux préservés du département, révèle ici son état de déstructuration. La disparition des pommiers, autrefois concentrés au bas de la butte, contribue à une certaine simplification de l’enchaînement des paysages.
Source : GéoBretagne.
La plupart des paysages ruraux sont ainsi très largement dominés par un bocage serré jusqu’au milieu du XXe siècle. Ceux de la Baie et de quelques plaines alluviales font exception, le Clos-Poulet, en partie, également. A proximité du littoral, les marais et polders de la baie du Mont-Saint-Michel et les terres du Clos-Poulet échappent en effet à cette structuration bocagère, présentent des parcelles plus grandes, plus allongées, parfois encadrées par des digues ou des canaux. Les plaines alluviales, surtout lorsqu’elles doivent être drainées, se prêtent également moins au bocage, ce qui devient sensible lorsque les surfaces concernées sont importantes, particulièrement dans la plaine que forme la Vilaine vers Redon.
Dépourvues de bocage comme les marais et les polders de la Baie, les plaines alluviales forment des paysages particuliers qui ont subi des transformations assez radicales au XXe siècle. Les carrières, les aménagements hydrauliques, l’urbanisation, les infrastructures s’ajoutent aux transformations agricoles et aux plantations de peupliers.
Source : Géobretagne
Ces sites forment des paysages originaux à l’échelle départementale. Leurs caractères sont précisés dans les portraits des paysages.
Le bocage omniprésent au milieu du XXe siècle décline ensuite
Vers 1950, les landes ont déjà largement été reconverties mais forment encore des taches significatives dans des secteurs aujourd’hui reboisés, d’où une plus grande importance des forêts actuelles, plus étendues, mais aussi plus denses sur les parcelles où le processus de reboisement est maintenant abouti. Mais le paysage d’Ille-et-Vilaine de 1950, c’est avant tout cet étonnant bocage, si serré et continu qu’on peine à l’imaginer aujourd’hui, présentant une maille de dimension assez constante, des haies régulièrement taillées. Les principaux facteurs de diversité paysagère semblent être alors, outre le relief, la gestion des haies, les différences de cultures, l’absence éventuelle de vergers.
Ce paysage de haies denses est aujourd’hui à peu près révolu, remembré ou en tout cas recomposé dans la deuxième moitié du XXe siècle, en quelques décennies au cours desquelles s’est accomplie la révolution agricole bretonne.
Partout en Europe la mécanisation a conduit à une augmentation importante de la taille des parcelles. Mais dans les pays de bocage, les haies, les talus, les chemins creux rendaient l’opération plus difficile et plus spectaculaire qu’une simple recomposition parcellaire. En Ille-et-Vilaine, la transformation du bocage correspond rarement à un phénomène de déprise agricole conduisant à une densification en bosquets des haies non entretenues, comme on peut le voir localement dans le Morbihan ou le Finistère. Ici, l’évolution est assez constante, et provoque l’ouverture des paysages, consécutive à l’arasement d’une partie des haies en vue d’une « modernisation » de l’agriculture qui impose des parcelles plus grandes, sans obstacle. Cette ouverture a accru le rôle des autres composantes du paysage, le nombre ou la largeur des points de vue, la visibilité des reliefs et des plans successifs.
Le bocage de 1950 est à cet endroit comparable à ce qu’il était dans le reste du département. Aujourd’hui il s’agit d’un secteur particulièrement restructuré. On remarque pourtant que les composantes bocagères n’ont pas toutes disparues : haies denses bordant la rivière et les étangs, arbres et haies résiduelles dans les champs.
Source : Géobretagne.
Après remembrement, les haies restent une composante forte mais les formes et les fonctions changent
Les campagnes actuelles sont ainsi constituées des restes d’un « bocage en partie disparu » (note). Le paysage, bien que différent, en est encore imprégné : petites taches de vrai bocage conservées près des forêts ou des bourgs, souvent en lien avec les milieux humides, voire sur certains massifs granitiques, haies résiduelles parfois encore nombreuses, pouvant former de vastes zones de pseudo-bocage, morceaux de haies-témoins dans les secteurs les plus radicalement remembrés… jusqu’aux formes inconnues 60 ans plus tôt : haies supprimées sur la moitié de leur longueur ou dans la totalité de leurs strates basses, ne séparant pas les parcelles, ragosses (note) prenant des allures d’arbres d’alignement, haies basses devenues hautes et épaisses faute d’entretien, etc.
Cet héritage bocager est d’autant plus prégnant qu’il ne s’arrête pas au linéaire de haies. Sur les plateaux aux conditions paysagères assez monotones, il contribue fortement à la forme, historique et actuelle, des réseaux de routes et chemins ainsi qu’à la répartition de l’habitat en bourgs et hameaux, participant ainsi d’un système territorial et paysager qui dépasse le cadre agricole (note).
Malgré la différence entre les maillages actuels et ceux qui existaient quelques décennies plus tôt, le paysage d’aujourd’hui ne cesse donc d’évoquer le bocage passé. La maille est plus lâche, le caractère résiduel domine en laissant deviner les anciens linéaires, le lien avec l’activité agricole semble distendu, mais on appelle toujours « bocage » une forme qui a changé de fonction et d’aspect. Les critères de différentiation -~densité, continuité, entretien des haies et ragosses~- semblent secondaires et n’ont pas permis de nommer autrement les formes qui se voient aujourd’hui.
Densité et ragosses, les nuances du bocage résiduel
Paradoxalement donc, le bocage reste très présent sous sa forme résiduelle qui se caractérise par une diminution de la densité des haies, un moindre entretien, une discontinuité du linéaire. Après remembrement, il est rarement supprimé mais plutôt élargi, et cela est vrai à peu près partout. Autrement dit, même ce que nous appelons aujourd’hui bocage dense est presque toujours moins dense que quelques décennies plus tôt.
A l’échelle départementale, les variations présentent certaines dominantes qu’on retrouve dans le découpage en ensembles de paysages mais qui deviennent peu perceptibles sur le terrain, les différentes formes se succédant à toutes les échelles, souvent de manière inattendue.
Ainsi, la partie centrale du département (ensemble du bassin de Rennes) présente un parcellaire plus grand et moins cloisonné que les reliefs du Sud et du Nord. Mais les ragosses ou les haies, bien que peu présentes en termes quantitatifs, y sont visibles et participent à l’ambiance. Tout se passe comme si quelques haies suffisaient à donner une tonalité bocagère à tout un espace (note).
D’autre part, ce bocage résiduel n’est plus soumis aux rythmes d’entretien ou de renouvellement qui le caractérisaient autrefois. Qu’elles soient vieillissantes ou récentes, les formes sont souvent au même stade dans un site donné, les formes intermédiaires manquent, les dynamiques ne sont pas toujours lisibles.
Le nouveau statut urbain et identitaire des haies et des ragosses
Petit à petit, l’agriculture des Trente Glorieuses a révélé ses faiblesses, notamment sous l’angle du « développement durable ». L’intérêt pour les rivières, les sols, le cadre de vie a ainsi révélé les vertus du bocage : ralentissement du ruissellement, biodiversité plus grande, ambiances plus intimes… Certains agriculteurs eux-mêmes finissent par s’interroger sur les excès de l’intensification, adoptent des positions plus nuancées vis-à-vis des transformations radicales.
C’est ainsi que pendant que les arrachages des haies se poursuivent, des replantations commencent à voir le jour. Différents programmes apparaissent en ce sens à partir de la fin du XXe siècle, avec un succès inégal mais croissant, en particulier depuis la mise en place du programme « Breizh-Bocage » dans les années 2000.
Parallèlement, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’urbanisation se généralise comme mode d’appréhension et d’occupation et de consommation de l’espace, y compris de l’espace agricole. Cette tendance se renforce au début du XXIe siècle, la perception des territoires change, l’« urbain » devient la référence, le terme « rural » s’efface, les rivières et les forêts deviennent les « trames vertes et bleues » d’une ville omniprésente entre lesquelles elles s’insèrent.
Par rapport au bocage, les références se déplacent aussi : alors que les haies sont devenues rares et que la majorité des ragosses ont disparu ou ont perdu leur allure caractéristique -~leur bois étant moins utilisé~-, la prise de conscience environnementale des nouveaux urbains va elle-même contribuer au mouvement de patrimonialisation, de protection et de reconstitution de ces structures.
On passe d’un système résultant des pratiques agricoles et de l’organisation du monde rural sur le long terme, à un ensemble de composantes aux inter-relations atténuées. Dans ce contexte, les ragosses peuvent venir au centre de « conflits de représentations (note) » opposant les populations favorables à une gestion des arbres selon une esthétique « romantique » (préservation d’un port « naturel ») aux nostalgiques de la taille productive… On est loin des éventuels conflits entre producteurs et propriétaires sur la valorisation du bois des haies.
Ces règles de répartition, qui ont longtemps été déterminantes, n’ont plus grand sens aujourd’hui. La conservation ou la replantation de haies selon des critères environnementaux ou paysagers ne peut donc aboutir qu’à un néo-bocage aux formes différentes ou à une inspiration bocagère des aménagements urbains.
Extrait de « l’arbre et la haie », Ph.Bardel, JL.Maillard, G.Pichard, presses universitaires de Rennes-Ecomusée du pays de Rennes, 2008.
Quant aux agriculteurs, s’ils contribuent à la reconstitution de haies nouvelles à titre décoratif à proximité des fermes, il est en revanche peu probable qu’ils favorisent une reconstitution du bocage, à moins, comme l’a fait remarquer Samuel Perichon, qu’ils « ne deviennent demain des jardiniers du paysage » (note). A moins, aussi, que la structuration de la filière « bois-énergie » ne donne une nouvelle valeur à la biomasse produite.