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L’incidence de la mobilité sur les paysages

Les mobilités résidentielles marquent le territoire départemental par l’étalement périurbain et l’arrivée de nouvelles populations. Elles transforment les paysages, tant dans leurs composantes spatiales que dans leurs représentations. La mobilité pour le travail multiplie les paysages traversés en voiture, mais elle les réduit à leur seule vue. La facilitation du voyage, physique ou virtuel, développe et globalise nos références.

Toutes ces mobilités impactent inégalement le territoire et ses habitants. Elles tendent à accentuer des disparités sociales.

La multiplication des mobilités

Relativement peu touchée par le développement et la crise industriels, l’Ille-et-Vilaine n’a pas connu de grandes vagues d’immigration. Les migrations vers le département sont restées essentiellement régionales. Aujourd’hui, le département profite d’une attractivité économique et résidentielle élargie, liée à la qualité de son cadre de vie. La population de l’Ille-et-Vilaine a progressé de plus de 10 % en 10 ans. Le taux de croissance moyen se maintiendrait à 0,9 % par an à l’horizon 2030 du fait de la migration de jeunes actifs et de jeunes retraités.

Nous avons vu l’importance de la culture des paysages, en particulier l’importance des paysages de l’enfance, dans le rapport de notre environnement (note). Avec le développement de la mobilité résidentielle, une partie de la population se réfère à une histoire de paysages délocalisée, qui n’est pas attachée au territoire où elle réside. Bien que l’incidence de cet état sur les paysages n’est pas démontrée statistiquement ici, nombre des personnes interviewées comparent les paysages de l’Ille-et-Vilaine aux paysages du reste de la Bretagne, d’où ils sont natifs. Le département attire désormais bien au-delà.

78 % des répondants de notre enquête ne sont pas originaires de leur commune et 51 % ne sont pas originaires du département. Cette population porte aussi un intérêt aux paysages de l’Ille-et-Vilaine. Les tranches d’âge actif sont aussi les plus représentées parmi les répondants. Nous avons vu l’influence de l’âge sur les paysages, notamment l’importance de la composante identitaire dans leur représentation.

La mobilité et la répartition résidentielles tendent à cloisonner les populations, réduisant les mixités sociales et générationnelles. Aussi, la transmission, notamment de la culture des paysages, se fait moins par les individus que par l’éducation, la formation et la communication informationnelle.

La périurbanisation conduit à l’étalement du profil socio-économique de la population urbaine et, de ce fait, à l’évolution des paysages (note).

L’attrait résidentiel du territoire départemental concoure à l’évolution de ses paysages, tant par les aménagements urbains qu’il motive que par l’arrivée de nouveaux observateurs et acteurs des paysages qu’il signifie.

Les paysages évocateurs sont aujourd’hui souvent ceux de lieux touristiques, du fait de l’importance de leur médiatisation. D’ailleurs, le tourisme a fortement contribué à l’évolution des valeurs et normes déterminants des paysages. Fréquemment les acteurs rencontrés comparent les paysages du département qu’ils décrivent aux paysages qu’ils parcourent lorsqu’ils voyagent pour le travail ou pour les vacances. Certains assimilent certains paysages du département aux paysages d’autres lieux et les qualifient de « dépaysant ». Plusieurs observent même que finalement on se rend facilement ailleurs pour profiter de ces paysages, du fait de la facilitation du voyage. Certains admettent que la mobilité quotidienne liée au travail les détourne de pratiques touristiques au sein du département.

« Les paysages d’ailleurs nous frappent plus que de dire quand je vais à Rennes ou dans un autre secteur de l’Ille-et-Vilaine. » Elu communautaire du Pays de Fougères

Ces paysages d’ailleurs entrent en concurrence avec les paysages proches, associés au quotidien, quelles que soient leurs qualités.

La concentration des emplois dans les pôles urbains, l’amélioration des réseaux de transports, l’augmentation de l’équipement des ménages en automobile, et le déclin des exploitations agricoles sont les principaux facteurs du développement de la mobilité quotidienne en Bretagne (selon l’INSEE (note)). Il se poursuit avec l’éloignement des sites d’emplois. Ainsi, en Ille-et-Vilaine, 47 % des actifs travaillent à plus de 10 km de leur commune de résidence. Après le travail, les déplacements se multiplient aussi pour les loisirs, la famille, les amis. Ces déplacements quotidiens se font le plus souvent seul et rapidement. Le transport collectif est peu utilisé ; il est 2 à 3 fois moins par les bretons que les actifs des autres régions de province pour se rendre au travail (note).

Les paysages du quotidien sont ainsi traversés et principalement vus (note). 

La mobilité liée à la périurbanisation constitue un coût énergétique important et pose des problèmes de consommation des sols, de pollution sonore et visuelle, d’altération de la qualité de l’air. Aussi, la question d’une « mobilité raisonnée » amène à inciter à des changements en la matière. Le développement du co-voiturage réduit le coût du transport. Si certains considèrent qu’il crée du lien social, personne ne note d’incidence sur les paysages. Le train, lui, permet un temps particulier et régulier pour en apprécier la vue de paysages.

« Quand on prend le train, c’est super, parce que… là, on a une responsabilité en moins, on peut regarder par la fenêtre, et c’est vrai que c’est très très varié. Moi je m’amuse tout le temps à ne pas me mettre du même côté, et c’est super. » Acteur culturel

L’incitation à des déplacements doux dans l’agglomération et en dehors éveille le corps qui se déplace aux autres sens que la seule vue et enrichi le rapport à ce qui l’entoure. Un éducateur rencontré explique que la sensibilisation à l’environnement est plus efficace dans la proximité. Aussi, il choisit des endroits où son jeune public peut se rendre à pied plutôt que des endroits pour leur qualité écologique. La mobilité est aussi virtuelle aujourd’hui. Les médias et la Nouvelles Techniques de Communication et d’Information (NTCI) permettent de voyager sans se déplacer. Les corps immobiles ne parcourent plus les paysages qui ne sont plus éprouvés. Ils défilent en deux dimensions sur leur écran.

La plus grande mobilité multiplie les environnements observés mais tend à réduire leur paysage à sa seule vue, et sa représentation à sa photographie.

Des paysages différenciés selon la mobilité

Les réponses des brétilliens au questionnaire sur les regards d’habitants sur les paysages de l’Ille-et-Vilaine confortent l’incidence de la mobilité sur les paysages. Plus que le Pays de résidence (considérant la localisation géographique au sein du département), la commune de résidence selon l’influence du pôle urbain est déterminante des objets et des représentations des paysages.

Fig. : Carte des aires urbaines selon l'influence des pôles urbains rapprochées des unités de paysages définies dans le cadre de l’Atlas des paysages de l’Ille-et-Vilaine

Nous avons vu plus tôt (note) que les habitants de couronnes de grand pôle disent plus souvent que l’ensemble des répondants habiter à la campagne. De même, ils apprécient plus souvent la ruralité dans leur commune de résidence. Ils disent plus souvent que les autres profiter de la nature dans leur lieu de résidence (et moins souvent dans des espaces verts urbains). Ils considèrent plus souvent que le paysage qui représente le mieux l’Ille-et-Vilaine est « les landes de Paimpont » (à l’exception de ceux habitant autour du pôle de Saint-Malo). Notons que ce paysage est celui qui est le plus cité comme représentant le mieux la nature.

Les habitants de communes multipolarisées disent aussi profiter plus souvent profiter le plus de la nature dans leur lieu de résidence. Ils se distinguent par la considération d’un paysage très diversifié et l’appréciation du paysage dans un instant particulier. Plus que les autres, ils citent « la plage balnéaire » comme leur paysage préféré.

Les habitants de communes isolées retiennent plus souvent « l’exploitation agricole d’aujourd’hui » comme paysage représentant le mieux l’Ille-et-Vilaine (il est même cité avant « bocage d’Ille-et-Vilaine »). Ils disent plus souvent profiter le plus de la nature sur des chemins, circuits et voies.

Fig. : Graphique présentant les distinctions des paysages de l’Ille-et-Vilaine en fonction des manières d’habiter le territoire

Au-delà de l’influence du pôle urbain, sa taille est également corrélée aux paysages. Ainsi, les habitants de grands pôles se distinguent par la part de ceux qui trouvent que le paysage est plutôt peu diversifié. Ils choisissent plus souvent que les autres le « canal d’Ille-et-Rance », « Rennes un jour de marché », comme paysage préféré ou représentant le mieux le paysage de l’Ille-et-Vilaine. Ils apprécient plus souvent la fonctionnalité, l’activité et l’urbanité de leur commune de résidence. Ils disent profiter le plus de la nature, plus souvent que la moyenne, au bord de la mer ou dans des parcs ou espaces verts urbains et moins souvent au sein de leur lieu de résidence ou sur des chemins, circuits et voies.

Plus souvent que la moyenne, les habitants de pôles moyens apprécient le paysage de façon permanente et considèrent le bord de mer comme le lieu où ils profitent le plus de la nature. Précisons ici que le seul pôle moyen d’Ille-et-Vilaine est celui de Dinard, qui se trouve sur la côte brétillienne.

Les habitants de petits pôles, au contraire, apprécient plus souvent le paysage lors de déplacements. Ils disent profiter le plus de la nature sur des chemins, circuits et voies.

Si la périurbanisation ne dessine pas de paysage, elle influe sur les paysages désormais vécus dans la mobilité.

Le risque de ségrégation spatiale

Nous avons vu l’incidence du lieu de résidence et de la mobilité sur l’appréciation de paysages. Beaucoup des personnes interviewées parlent du choix de leur cadre de vie, et de leur mobilité, entre ville et campagne. Certaines expliquent qu’elles ont aussi choisi leur lieu de résidence en considérant la proximité de paires (en particulier lorsqu’elles se sont installées avec de jeunes enfants). Elles observent aussi que la campagne est un choix pour des ménages actifs aisés et autonomes en termes de mobilité.

« Il y a plein de jeunes familles qui viennent sur notre secteur, parce que c’est vrai que c’est un peu l’idéal pour des gens qui travaillent bien sûr, pas des gens qui malheureusement n’ont pas de travail. Parce que là, c’est problématique, parce que, quand on est en campagne comme chez nous, il faut quand même avoir deux voitures, pour pouvoir amener les enfants à l’école. » Elu communautaire du Pays de Brocéliande

Une partie de la population ne s’inquiète pas du cadre de vie ou du paysage de son lieu de résidence. Elle cherche en s’éloignant du pôle urbain simplement à accéder au logement. L’offre de logements neufs qui lui est faite dénote, voire dégrade, le paysage environnant. Des habitants, qui ont choisi ce cadre de vie et considéré les coûts supplémentaires engendrés en fonction de sa qualité, acceptent difficilement cette évolution de leur commune.

« Je conçois que l’on fasse des maisons comme ça, mais qu’on les fasse pas dans un endroit où le paysage est préservé, quoi, c’est notre paysage. » Elu communautaire du Pays de Fougères

Malgré la qualité et le développement des réseaux de transports en Ille-et-Vilaine, une partie de la population qui cherche à accéder au logement en s’éloignant du pôle urbain subit encore la mobilité et l’éloignement du travail. En Ille-et-Vilaine, comme sur le reste de la Bretagne, les femmes sont plus mobiles que les hommes, les actifs les moins âgés sont aussi plus mobiles que les plus âgés, enfin les ouvriers, les cadres et les professions intermédiaires sont plus mobiles que les employés et les travailleurs indépendants.

La distinction sociale perdure pour habiter des lieux de paysage, tels qu’ils sont appréciés par les brétilliens. Même s’ils disent les trouver à proximité de chez eux.

La valorisation résidentielle de « la mer » et de « la campagne » s’accompagne d’une dépréciation des zones résidentielles urbaines qui, naguère, marquaient le paysage de la modernité des grandes métropoles. Là, les ensembles collectifs continuent d’être construits, avec quelques aménagements paysagers (note), comme la seule solution aux besoin sans cesse croissant de foncier pour le logement des moins mobiles et des plus modestes, ainsi que pour les entreprises qui souhaitent rester implantées au cœur de la ville.

« On ne peut pas dire que ce soit catastrophique à Saint Malo. Mais c’est comme partout il y a des endroits où on a plus envie d’habiter que d’autres, hein, c’est clair. Bon si on a les moyens d’abord et puis deuxièmement c’est comme ça, on ne va pas refaire le monde… Malheureusement ou heureusement c’est comme ça. » Acteur économique

La surreprésentation des personnes habitant une maison ou un logement avec un jardin parmi les répondants interroge sur le regard de ces habitants sur leur environnement immédiat.

La moindre qualité des logements et les difficultés de mobilité mettent en jeu des mécanismes d’exclusion des plus modestes et d’entre soi des plus aisés.

Si l’autonomisation dans la mobilité physique et virtuelle permet de rester connecté au travail, à la famille, et aux services qui se trouvent éloignés, elle contribue aussi à la distanciation de l’environnement immédiat et des relations sociales de proximité.

Ce risque apparaît plus important pour les populations au capital socio-économique et culturel les plus modestes. En effet, les déplacements, les rencontres et les relations sont fonction du niveau d’études (plus que de l’âge) (note). Plus on travaille, plus on consomme de loisirs ; il y a une résonnance entre ce qui se passe dans et hors domicile (plus on lit, plus on va chercher des livres, plus on reçoit, plus on sort).

L’arbitrage entre les activités dans la maison et en dehors est fonction de ce capital, mais aussi de l’environnement de la résidence. Les activités casanières caractérisent les populations les plus modestes, les plus âgées, vivant en dehors des grandes agglomérations ou ayant une maison avec un jardin. Les populations qui sortent le plus sont plus souvent les diplômés, les urbains, et les jeunes (à l’âge de la consolidation du réseau relationnel, les loisirs urbains et virtuels se concurrencent). Ces pratiques de loisirs, chez soi ou à l’extérieur, ont une incidence sur les paysages. Les brétilliens dont les pratiques de loisirs se font plutôt en intérieur (chez eux ou dans une salle spécifique) se distinguent par la part de ceux qui déclarent une moindre importante des paysages dans leur cadre de vie.

A contrario, la pratique d’une activité de plein-air, des préoccupations ou activités en lien avec la nature paraissent engendrer une sensibilité particulière aux paysages. Les personnes d’âge actif, a fortiori les couples avec enfants, sont aussi surreprésentés dans l’échantillon des répondants, intéressés par la question des paysages, tandis que les ouvriers sont sous-représentés. La distinction des populations en fonction du capital socio-économique et culturel exaltée dans le rapport à la mobilité le sont aussi dans les représentations des paysages. Quel que soit le lieu de résidence, l’ « hypermobile » se nourrit de références qu’il puisse ailleurs parce qu’il s’attarde peu sur ce qui l’entoure, tandis que le « néo-sédentaire » continue de se référer à l’enfance du fait d’un manque de culture spatiale.

Face aux changements environnementaux, la perte de récit commun fragilise un peu plus le paysage comme repère du temps et de l’espace.

Si les dynamiques et les relations humaines sont mises en avant par les brétilliens (note), beaucoup s’inquiètent d’un rapport au voisinage immédiat ne caractérise plus la vie en campagne ; comme le photographe Georges Dussaud (note) qui regrette une vie de « vraie » campagne, dans une ambiance communautaire.

Soucieuses de maintenir un lien social de proximité, les collectivités, et en premier lieu les communes, cherchent à rapprocher les activités hors travail (achats, activités de loisirs) de la demeure. Au prétexte du maintien de l’animation de leur bourg, d’une « vie de village », certaines acceptent des projets d’urbanisation, résidentielle, commerciale ou autre, peu intégrés au paysage existant, qui tendent à le fragiliser.

Par ailleurs, elles initient ou soutiennent des activités, des évènements, des rencontres au sein de leur localité, elles financent et valorisent des équipements accueillant du public (notamment par la réhabilitation de bâtiments patrimoniaux anciens).

Certains considèrent l’importance de prendre en compte la généralisation de ces mobilités dans la gestion et le projet de leur territoire. Si la plupart des élus rencontrés interrogent la place du paysage dans tout cela, quelques individus rencontrés s’inquiètent du récit à construire de cet environnement changeant.