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Les évolutions des paysages ruraux trop peu représentées

Qu’il s’agisse du remembrement ou des efforts de reconstitution du bocage, la prise en compte du paysage dans les transformations des territoires agricoles reste faible, en particulier faute de représentations.

Peu d’images du paysage agricole avant 1950

Le bocage initial n’a pas fait l’objet de représentations notables avant que le remembrement ne vienne le mettre en cause, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles la destruction des haies n’a pas, au moins sur le principe (note) soulevé de grande opposition. Peu d’images - peintures, photos - ou de textes littéraires ont fixé l’état des paysages bocagers avant leur transformation et ainsi participé à créer les conditions d’un attachement paysager. Seules des photographies aériennes datant de cette période rendent compte aujourd’hui de ce qu’étaient ces paysages (note). Cependant, la photo aérienne ne peut être considérée comme une représentation paysagère, puisqu’elle adopte un point de vue surplombant et vertical et que les paysages sont principalement et habituellement perçus depuis les points de vue au sol.

Domagné, photographies aérienne de 1950 et 2012 - Geobretagne-> http://geobretagne.fr/sviewer/dual.html
Le site internet permet de donner une représentation des très importantes transformations : agrandissement des parcelles, arasement des haies et abattage des innombrables pommiers. C’est une des rares images disponibles, les espaces ruraux ayant été rarement représentés par la peinture ou la photo.

Très peu d’images de la modernisation agricole

Le programme de modernisation de l’agriculture bretonne débuté dans les années 1950 n’a pas proposé non plus d’images permettant de se figurer le projet et les transformations profondes qu’il induisait sur le paysage. Aucune figuration, même naïve n’a été présentée aux populations prouvant, s’il était nécessaire, que ce projet n’était en rien un projet de paysage bien que portant sur les composantes du territoire cultivé.

Une des rares images du remembrement - L’engin est au centre de la photo, cependant l’image, avec le cadrage de la haie et la présence d’autres haies dans les lointains, s’inscrit dans la tradition du paysage pittoresque.

L’idée fausse d’une reconstitution

Lorsque ce programme de modernisation a été lui-même mis en cause, c’est en raison de ses effets sur le ravinement des terres, les risques d’inondation, sur la qualité des eaux, puis sur la biodiversité. La question du paysage n’a été que timidement évoquée, et principalement sous un angle patrimonial, sans davantage de représentations. En revanche, tout s’est passé comme si la prise de conscience de la destruction du bocage avait créé, enfin, une représentation : sa « perte » a occasionné l’émergence d’une identification et d’une reconnaissance. Des photos, des ouvrages, de nombreuses études universitaires, des expositions, se multiplient ensuite pour alimenter une représentation du bocage. Cet effet est à mettre en relation avec les mesures destinées à protéger le paysage qui se mettent en place dans les années 1980 et 1990, et qui assimilent l’action paysagère à la préservation patrimoniale, voire à la reconstitution. Ainsi, le programme Breizh Bocage, parfaitement justifié pour les raisons environnementales, évoque souvent un objectif de « reconstitution » du paysage, bien que ce ne soit généralement pas le cas. Seules les haies font réellement l’objet de replantations, délaissant d’autres aspects, comme la taille des parcelles, ou encore la présence des vergers dont les photos aériennes des années 1950 indiquent à quel point ils étaient omniprésents. En outre, une stricte reconstitution supposerait la disparition des nouveaux bâtiments agricoles qui se sont ajoutés aux éléments en place. C’est donc un fantasme de reconstitution qui est évoqué, créant lui-même une représentation (fausse) du paysage révolu… et passant à côté d’un enjeu sûrement plus criant : créer le paysage agricole actuel, objectif beaucoup plus complexe, et sujet à de multiples dynamiques.

Saint-M’Hervé - Un verger de plein-vent apparaît comme un vestige. Les paysages d’avant la révolution agricole contenaient d’innombrables pommiers, massivement arrachés dans les années 1950 et 60, puis décimés par les tempêtes.

La révolution agricole du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne : une référence possible

La modernisation de l’agriculture d’Ille-et-Vilaine en particulier et de la Bretagne en général peut être mise en parallèle, par son ampleur, avec une autre révolution agronomique, celle de l’Angleterre du XVIIIe siècle. Là, en même temps qu’elle développait le projet de modernisation économique et technique de son agronomie, l’aristocratie anglaise s’est prise de passion pour la peinture de paysage des peintres français du XVIIe siècle, eux-mêmes inspirés par la campagne romaine… Le projet agronomique y a pris un tour paysager et a fait exister, dans la réalité de la campagne anglaise, l’espace inventé dans les tableaux. Les parcs des châteaux de la même aristocratie, véritables « tableaux réels », reprenant les effets de cadrage, de perspectives, ouvrant les horizons sur la campagne réelle a alors joué un rôle essentiel, en lien avec l’usage de la promenade. On remarquera qu’un de leurs traits marquants est de ne pas distinguer la limite entre le parc et la campagne : il s’agit d’un seul et même projet.

Parc de Rousham, Grande-Bretagne - La campagne anglaise recomposée s’inscrit dans le tableau proposé par le parc et en constitue l’horizon. L’une de ses fabriques est ainsi un {eye catcher},(un « attireur d’œil ») disposé dans la campagne (ici, à l’horizon, une arche dans le champ de blé récemment moissonné). Le tout procède d’un même projet, associant la progrès agronomique à une volonté de produire un paysage, en référence à la peinture, et associé à l’expérience physique et esthétique du parc.

Alors que la campagne anglaise est aujourd’hui encore considérée comme un paysage exemplaire et très appréciée, l’exemple illustre la force, l’acceptabilité et la durabilité d’un processus qui s’appuie sur les deux versants du paysage, c’est-à-dire le territoire (paysage « in situ ») et le regard porté sur lui, alimenté de culture (paysage « de visu »).

Vers un « paysage souhaité »

Un des enjeux de l’évolution des paysages agricoles serait ainsi celui de la représentation. Cette évolution reste dominée par les analyses techniques et fonctionnelles et encore trop peu dédiée aux dimensions de l’attachement paysager créé par les qualités de perception et les usages, notamment de promenade. Les circonstances et les outils ne sont plus ceux du XVIIIe siècle, le projet relevant d’une société plus complexe. Mais la photo, la vidéo, la maquette 3d peuvent aujourd’hui relayer la peinture, et la promenade dans la campagne est une expérience aussi vive que celle des parcs. Cependant, puisque des évolutions sont encore à venir, il est utile d’en concevoir l’aspect paysager, et de se doter des outils actuels nécessaires à une construction collective.

Il convient ainsi de se défaire de l’idée d’une reconstitution du paysage, et de ne pas se limiter à des analyses fonctionnelles, pour penser un projet agricole comme celui d’un paysage.

Plusieurs pistes se présentent en termes de représentations :

  • Rassembler et considérer les « images » des différents partenaires et acteurs du monde agricole (exploitants quels qu’ils soient, constructeurs de bâtiments, autres usagers des paysages agricoles).
  • Poursuivre et approfondir le travail de représentations de l’état actuel de l’espace agricole amorcé dans l’Atlas des paysages.
  • Produire des représentations du « paysage souhaité », y considérer la place des différents éléments, des usages, des regards, pour aller au-delà des considérations fonctionnelles, sans les ignorer.
  • Produire systématiquement une représentation paysagère de chaque projet ponctuel (aménagement foncier, nouvelle plantation, nouvelle modalité de gestion des haies et talus, nouveau bâtiment d’exploitation, nouveau logement d’exploitants…) tenant compte des points de vue, pour en considérer non seulement l’impact, mais aussi la capacité à produire de nouveaux paysages, admis comme tels.
  • Partager, autant que possible, la perception paysagère de l’existant et le paysage souhaité, non pas uniquement lors de réunions techniques, mais à l’occasion de promenades, de visites qui permettent de vivre l’expérience des sites.

Vers Guipry, un exemple de paysage contemporain - La photo, moderne par la présence des remorques et joyeuse par l’éclat des couleurs, ne se réfère pas à un modèle nostalgique. Les grandes parcelles y sont associées à des talus du bocage, le maïs côtoie les phacélies…

 Saint-Just - Les éoliennes sont désormais présentes dans les paysages de Bretagne. Si elles sont exclues des représentations, si leur présence n’est pas suffisamment mesurée en fonction de leur effet sur la perception des territoires, elles ne pourront pas être pensées comme une de ses composantes et pourront l’abimer, notamment par les effets d’accumulation sur l’horizon.